J'ai clairement compris, mon cher Andreï, que chacun de nous n'est qu'un récipient contenant une masse d'inepties, comme ton assemblée provinciale, pour citer un exemple, répondit Nikolaï.
Comme mû par un ressort intérieur, il se leva brusquement pour arpenter la pièce ; son vieux pardessus avait glissé de ses épaules et était resté sur le fauteuil.
- Dis-moi plutôt s'il y a quelque chose que tu ne ranges pas dans la catégorie des inepties ? demanda calmement Andreï en replongeant le nez dans sa tasse.
- Uniquement les récipients que nous sommes, répondit Nikolaï, brusquement frappé par la clarté et la perfection de l'image surgie devant ses yeux. Chacun de nous est la chair et le sang du Père-forêt, de ce grand Bois universel qui nous entoure. Il est le premier des vivants à s'être dressé au-dessus du sol. Et si l'on reconstitue mentalement la chaîne de l'évolution, chaque être humain a été un arbre par le passé et se trouve donc porteur de ses lois et de sa morale.
- Et comment les définis-tu ?
Andreï fixa sur son frère des yeux tristes et fatigués.
- Précise un peu ta pensée.
- Je veux parler de nos aspirations morales et de notre sens de la justice, tels que les ont définis depuis l'aube des temps différents représentants de l'humanité, dans toutes les langues, de l'esquimau au chinois, en passant par l'anglais.
- Et d'après toi, nous en sommes redevables aux arbres ?
- A qui d'autre ? Tout de même pas aux animaux ! Les animaux n'auraient jamais pu nous léguer la notion du bien. Tandis que les arbres étaient bons dès l'origine, et ils le sont restés. Les arbres, Andrioucha, ont été créés de telle manière qu'ils sont incapables d'attaquer qui que ce soit. Et toute leur vie se passe à produire quantité de fruits dont les autres peuvent se nourrir. Ils sont utiles jusque dans leur mort. Les constructions en bois sont les meilleures et leurs habitants en tirent grand profit ... Voilà comment sont les arbres. N'est-ce pas leur loi morale que tu professes en ratiocinant jour et nuit sur les bienfaits du travail social ?
- Alors, selon toi, même nos idéaux politiques nous viennent des bouleaux et des pins ?
Andreï Nikolaevitch posa sa tasse et éclata d'un rire silencieux.
- Allons donc, Kolia, tu plaisantes ?
- Les bouleaux et les pins nous apportent bien d'autres choses non moins importantes. Ils ont créé une formule de liberté personnelle que chaque être humain pourrait adopter s'il était moralement aussi parfait qu'un arbre.
- Voilà qui fait plaisir à entendre ; mais je serais encore plus heureux de connaître cette fameuse formule qui te vient des tilleuls.
- Ecoute donc ! Quand quelqu'un recherche la liberté, c'est qu'il l'a perdue ou qu'on la lui a prise. La cruelle nostalgie de la liberté qui ronge intérieurement celui qui en est atteint est donc la conséquence d'une injustice ... Il s'agit en somme du désir d'échapper aux graves inconvénients de l'absence de liberté. Tandis que pour l'arbre, tout se passe différemment. L'arbre ne se sent jamais contraint. Il est heureux d'être à l'endroit où il a poussé et ne saurait imaginer meilleur sort que le sien, car il n'a aucune possibilité de se déplacer ne serait-ce que d'un pouce. Or, cette fatale incapacité à changer son destin est précisément la base naturelle du sentiment de liberté de l'arbre. Pour lui, la liberté, c'est rester toujours à la même place, c'est d'acquiescer totalement à son sort.
- Ce sont des paradoxes, Kolia ! Tu ne feras croire à personne que l'arbre est capable de raisonner comme un être humain.
- Mais ne sens-tu pas que la matière de tes réflexions te vient de quelque part, qu'elle te frôle comme un souffle de vent ? Ne t'est-il jamais venu à l'esprit que tes pensées pré-existaient quelque part ? Que la loi d'Archimède était déjà prête avant qu'Archimède ne la découvre ? Que tout ce qui appartient au domaine de la raison humaine existait déjà avant que l'esprit humain ne l'appréhende ? Pourquoi n'admets-tu pas qu'un arbre puisse être doué de raison ? Est-ce uniquement parce que tu ne sens ni n'entends ni ne comprends le langage de la Forêt ?
- Précisément, je ne peux ni entendre, ni sentir ni comprendre ce qui n'existe pas et ne saurait être compris.
- Et si moi je le comprends ?
- Et que comprends-tu ?
- Je comprends les lentes paroles des arbres. Je reconnais la diversité de leurs caractères. J'étudie leur philosophie. J'admire leur courage, leur noblesse d'âme et leur droiture, encore inaccessibles à l'homme.
- Là, tu y vas un peu fort ! Ton imagination et tes envolées lyriques te font prendre des vessies pour des lanternes. Voilà que tu places l'arbre au-dessus de l'homme. Demain, tu soutiendras que les animaux nous sont supérieurs.
- Non, pas les animaux ! Ne confondons pas, Andreï. L'animal est sans doute condamné au même titre que le pécheur. Condamné à la pourriture. On dit que les saints ne dégagent aucune puanteur après leur mort. Comme les arbres ! Les vrais saints, ce sont les arbres !
- Et selon toi, tes saints arbres perdureront, tandis que nous autres , pauvres pécheurs, disparaîtrons de la surface de la terre, de même que les bêtes ?
- C'est parfaitement possible ! En considérant la voie choisie par l'humanité, elle est fort capable de s'anéantir elle-même, d'anéantir les animaux, et toutes les saintes forêts par la même occasion.
- Et tu t'arroges le droit de juger d'une seule phrase la voie de l'humanité ?
- Oui, ce n'est pas bien compliqué. Nous avons choisi la voie animale. Le reste réside uniquement dans la complexification de nos actes. Notre monde humain s'est enlisé dans la satisfaction des instincts animaux. Et toute notre grandeur ne se mesure qu'à la grandeur de nos crimes, et la cruauté des bêtes les plus carnassières n'est rien en comparaison. La force de l'esprit et le génie de la raison deviennent force d'autodestruction et génie du mal, de la douleur et de l'angoisse. C'est ce qu'on appelle le progrès.
- Tu dresses un tableau bien sombre. Je ne sais pas de quels grands crimes tu veux parler ni ce que signifie ta prophétie d'autodestruction ... C'est confus, irrationnel et complètement délirant. Quelle alternative proposes-tu donc au progrès que tu condamnes si résolument ?
- La voie des arbres. Seule la philosophie de la Forêt peut aider l'humanité à s'en sortir.
- Quelle philosophie ? Tout de même pas celle de la passivité absolue ? De l'acceptation pleine et entière du destin, même si c'est celui d'un esclave ?
- Mais si ! La passivité absolue et le refus d'agir si l'action implique une attitude agressive. Accompagnée d'un immense travail intérieur dirigeant toute l'énergie vitale et créatrice vers l'accomplissement de la seule loi forestière.
- Quelle loi ?
- Celle de la générosité ! Vois comme les arbres sont généreux et donnent sans compter ! Combien de quintaux de pommes un pommier produit-il au cours de sa vie ? Alors que lui-même pèse si peu ! Et il n'y a pas que les arbres fruitiers ! Tout ce bois accumulé dans les troncs et les branches ! Quelle masse de précieuse matière vivante amassée année après année par un lent labeur ! Et tout cela, la Forêt ne l'élabore pas pour son propre usage !
- Mais pour le nôtre, je suppose ?
- Parfaitement !
- Et comment expliques-tu une telle philanthropie, mon cher Kolia ?
- Comment expliques-tu les efforts d'un père qui veut léguer un héritage à son fils ?
- Et qui est le père, qui est le fils ?
- Le Bois est notre père, Andrioucha. Et son fils, c'est le genre humain.
- C'est très poétique, mais guère convaincant. Ta Naturphilosophie manque d'arguments scientifiques.
- Il te faut absolument des démonstrations, de sèches constructions aristotéliciennes, des sophismes. Tu ne peux vraiment pas t'en passer ? Même quand la vérité des choses s'impose d'elle-même ? Ne peux-tu l'accepter sans approche logique, en contemplant simplement ce qui se passe autour de toi ?
- Quevoudrais-tu que j'accepte ?
- Va dans la forêt et observe la vie des arbres, tu comprendras immédiatement ce qu'il faut faire pour parvenir à l'harmonie sociale.
- Voilà qui est remarquable ! Explique-toi. Ca m'intéresse !
- Encore des explications ! Va donc voir par toi-même. L'arbre s'accorde parfaitement à son sort, il se construit, il édifie son existence en parfaite adéquation avec les conditions objectives. En terrain ouvert, le pin est large et puissant. Dans une pinède, il est droit et élancé. Dans une forêt touffue, il demeure petit, mince et sec jusqu'à la vieillesse. L'arbre se conforme aux conditions extérieures. II n'envie pas ses voisins. Il ne veut pas les combattre, mais désire vivre en harmonie avec eux. Tous sont semblables et égaux dans ce désir. Là réside la philosophie sociale du Bois. C'est pourquoi il est toujours plein de vie, de puissance, de richesse, il est toujours heureux, et sa vie est éternelle. Rends-toi compte, Andrioucha, chaque arbre est heureux ! Le frêle sapin comme le chêne massif, ou le bouleau nain au fond de la toundra. Tous goûtent une félicité parfaite, bien qu'il n'y ait parmi eux ni princes ni gouverneurs. Alors que les hommes ... Pourrais-tu affirmer que tous les hommes sont heureux ?
- A mon avis, Kolia, tes belles idées ne sont pas le fruit de la réflexion, mais celui d'une imagination débridée, déclara Andreï Nikolaevitch, en baissant les yeux d'un air pensif. C'est à force d'être seul ... Tu négliges un facteur évident : les plantes aussi luttent entre elles pour s'approprier le terrain.
- Mon Dieu, Andreï ! Nous ne pourrons donc jamais nous comprendre ! Observe attentivement chaque arbre de la forêt, son bonheur n'est-il pas évident ?
- Ainsi donc, selon toi, tous les arbres du monde sont parfaitement heureux ? demanda l'aîné des frères avec un sourire ironique.
Son regard s'arrêta brusquement sur le pardessus doublé de fourrure resté au creux du fauteuil et qui ressemblait à un chien au poil hirsute.

Notre Père La Forêt - Anatoli KIM - Editions Jacqueline Chambon - Dépôt légal 1996 - Traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs - Pages 46 à 50 -